Le 16 avril 2013 paraissait sur le site d'Acta Est Fabula un article de ma plume intitulé "Europunk !". Puisque quelqu'un me l'avait récemment demandé et que le site d'AEF est mort (pour l'instant), on m'a autorisé à le republier ici. J'ai laissé le corps de l'article tel quel, avant d'y ajouter un petit regard rétrospectif en conclusion.
Il est un sujet d’actualité
économique, sociale et culturelle auquel on ne peut échapper ces trois dernières années (et même bien avant
cela mais les choses vont en s’exacerbant), et que pourtant la SF de chez nous semble
ignorer poliment : L’Europe.
Pourtant héraut des thèmes qui
font notre présent et modèlent nos futurs possibles, la SF se désintéresse de
la construction européenne comme de l’an 40, alors que jamais depuis Maastricht
on n’a connu autant de débats, de projets, de crises, de doutes. Jamais ce
projet politique, économique et social inédit qui semble acquis pour beaucoup
n’aura autant tremblé sur ses bases. Les citoyens d’Europe sont face à une
crise majeure qui remet en cause les lignes de notre futur qui semblaient
pourtant toutes tracées. La méthode Monnet est à bout de souffle, le
nationalisme revient en force, les bienfaits du supranationalisme sont remis en
question, avec le retour de vieux démons que tous les Européens partagent dans
leurs différences. Le lecteur de SF d'aujourd’hui, à d’infimes exceptions près,
n’a pas connu une Europe sans construction européenne. Beaucoup ne se
souviennent pas vraiment de l’Europe sans Maastricht. La nouvelle génération
n’a que de vagues réminiscences de ce à quoi ressemblait un billet de franc. Hors,
face à ce déferlement de scandales, d’échecs dans un climat de crise, tout cela
est contesté sérieusement pour la première fois depuis la création de la CECA.
Ce que cela implique, c’est que les Européens font face à un choix crucial :
Continuer, ou reculer. Alors qu’avant, on pouvait se contenter de faire du
sur-place, la Crise de l’Euro donne un coup de pied dans la fourmilière. Les
implications pour notre mode de vie à court, moyen, et long termes sont
énormes, et pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, inimaginables (bien qu’ils –
ou parce qu’ils – ne s’en rendent pas forcément compte). Dans un contexte où de
tels bouleversements s’amoncellent à l’horizon, que l’on décide de revenir en
arrière ou de poursuivre franchement l’intégration, on aurait pu être en droit
d’attendre que les auteurs de SF européens se penchent sur la question. Et bien
non.

Le livre de Pierre Bordage
remonte à 2004, bien avant que la Crise ne frappe l’Europe et ne remette en
violemment en cause la fameuse « construction européenne ». En fait,
le rejet de la Constitution par la France et les Pays-Bas n’a même pas encore
eu lieu. On ne s’étonnera donc pas que l’Europe Unie n’est, dans « L’Ange de
l’Abîme », qu’un décor, un accessoire, puisque le sujet réel du livre
c’est le fanatisme religieux. Le roman parle de la paranoïa anti-islamique post
11 septembre, sans grande subtilité d’ailleurs, et l’Europe s’y réduit à la
France et la Roumanie qui ressemble à la France. L’Europe, son intégration, ses
dérives, ses potentiels, ses échecs, ses espoirs, son modèle social, tout cela
n’est que vaguement effleuré, au profit d’une dénonciation du christianisme
catholicisme appliqué à toute l’Europe. Une fois de plus, je le compte, mais
plus par dépit qu’autre chose.
Et puis « Super Etat »,
bien sûr. Là, un vrai roman de SF qui a pour thème l’évolution sociale (et
vaguement politique) de l’UE. Ecris comme une fable d’anticipation fortement et
ouvertement référencée à la Huxley, qui enfonce des portes ouvertes avec un
sens aigu de la redondance et se perd parfois dans les lieux communs du
politiquement correct. Mais bon, c’est Brian Aldiss quand même, hein !
Hourra ! Au moins, on est en présence d’un roman de SF qui prend le temps
de réfléchir sur le futur de ce « monstre » supranational qui
continue de s’élargir, souffre d’un grave déficit démocratique et s’enfonce
dans la crise politique et économique, alors qu’il porte les espoirs de toute
une génération de pacifistes d’après-guerre et les fruits de leurs sacrifices.
Sauf que voilà : 2002 pour la traduction française, là encore ça commence
à dater.
En fait, « Super Etat »
est l’exemple célèbre de par son auteur de la littérature d’anticipation sur le
futur de l’Europe, parce qu’il est typique : Il est profondément
« anti » et il vient de l’autre côté de la Manche. Là-bas, d’autres
romans sont disponibles, et bien plus virulents, comme « The AachenMemorandum » de Andrew Roberts, traduit en allemand ou en néerlandais, par
exemple, mais pas en français. Est-ce parce que dans cette vision dystopique
des États Unis d’Europe la France collaboratrice des méchants fédéralistes allemands
nazis a fait ériger des statues de Pétain, grand fédéraliste européen
devant l’Eternel ? Je ne saurais dire. Tout ce que je m’aventurerais à
dire sur cet épouvantable roman pourtant écris par un « historien »
et qui accumule les mensonges et les non-sens historiques au service d’une
prose ultra-conservatrice, nationaliste et bigote, c’est que pour la subtilité
on repassera. C’est un article du Daily Express fait roman. Et je pèse mes
mots. Publié en pleine ère Thatcher – avec tous les raccourcis et les clichés
que ça implique, le roman a été réédité tel quel pour « l’occasion »
quand l’odeur du sang a envahi les rues d’Athènes.
![]() |
Subtilité. Originalité. |
Peu après « The Budapest
Protocole » sortait « United States of Europe » de Ken Jack, un
autre roman « anti » mais avec une autre approche, plus « à la
Clancy » sans les détails techniques rébarbatifs, plus dynamique et vif
(avec une partie « militaire », à prendre avec des pincettes), et une
conclusion au final loin de l’extrémisme de Roberts, cherchant les compromis
entre le « trop intégré » » et le « trop isolés ».
Louable, donc, et sortant au bon moment… en numérique sur Amazon UK. Une
version papier sera plus tard disponible à la demande sur Amazon… COM. C’te
blague… Passé complètement inaperçu, le roman n’aurait probablement pas fait
date de toute façon. On parle quand même d’un bouquin ou le personnage
principal n’est jamais nommé ne serait-ce qu’une seule fois mais constamment
évoqué comme « the Prime Minister ». Voilà pour le style.
Sur cinq textes approchant le
sujet, quatre sont vraiment pertinents, et sont très, très hostiles ou quand
même franchement contre. Soit, ça donne donner le ton, on peut considérer cela
comme un baromètre, le signe que tout enthousiasme est perdu, désillusion, tout
ça. Mais bon, trois sont anglais. Alors forcément, niveau représentation des
mentalités européennes, ou au moins française, on repassera ! C’est
d’ailleurs très intéressant de voir que les romans d’anticipation/SF qui
s’intéressent à notre futur commun viennent majoritairement du pays à
l’europhobie la plus virulente, quand les autres semblent ignorer cet énorme
point d’interrogation de notre avenir.
Reste un sixième ouvrage, anglais
lui aussi, non traduit lui non plus, « Incompetence » de Rob Grant.
Un roman humoristique, grinçant, qui y va fort mais qui, étonnamment, n’est pas
anti-européen malgré ce que presque tout pourrait laisser croire. J’ai été
vraiment surpris par le message sous-jacent à la fin du roman. Il aura fallu
une anticipation humoristique pour voir enfin passer une vision certes
profondément critique de la construction européenne et de son devenir, mais qui
inclus aussi… une certaine forme d’espoir ?
Car c’est là que le bât blesse.
Presque toutes les (rares) fictions sur l’Europe de demain sont extrêmement
négatives, pessimistes, voir nihilistes. Rien à sauver au presque, un rejet
complet de ce que l’UE est devenue sans trop chercher à réfléchir sur le
pourquoi, sur ce qui qui aurait pu être mieux fait, sur les motivations à
chercher l’intégration. La plupart des arguments et visions
« alternatives » tournent autour de ce simple crédo : C’était
mieux avant. Sans jamais imaginer une seule seconde ce qui se passerait si on y
revenait, à avant, d’ailleurs. « Aachen », « United States of
Europe », même « l’Ange de l’Abîme » dans une certaine mesure,
nous amènent jusqu’à la fin du colosse et laissent l’avenir en suspens sans
réellement se pencher sur les implications des changements à venir. « Le
futur est ouvert ! » oui, « aucune idée de ce qui vient ensuite »,
non. Nous avons de bien noirs tableaux, sans visions alternatives. On tire sur
l’ambulance sans réelle alternative autre que : retournons avant
l’accident.
En soit, on peut y voir un indice
révélateur de la mentalité de notre époque. S’indigner, se révolter, trouver
tout injuste et mal fait, oui, mais tout en peinant à trouver d’autre solution
que la régression au passé glorieux, l’Âge d’Or révolu où il y avait emploi,
paix et prospérité sur les terres. C’est intéressant parce qu’à l’heure où plusieurs
nations européennes s’enfoncent dans ce magma idéologique qui nous a déjà
apporté son lot de joyeusetés par le passé dans une pas si sympathique
répétition de l’histoire (L’Aube Dorée, vous dites ?), personne, dans la SF
actuelle, ne semble intéressé par ce phénomène, ou presque…
…presque, car je tiens à
souligner l’excellent projet des Brigades Chimériques. Certes, il ne parle pas
de l’Europe telle que nous la vivons ou telle qu’elle évoluera, mais dans sa
volonté thématique, cette BD, et l’univers qui en découle, reste l’un des très
rares ouvrage de SF à réellement s’intéresser à un thème fort de l’Europe
d’aujourd’hui : L’identité européenne, ce mythe, cette légende. On en
parle partout, on ne la voit nulle part. Or oui, les Brigades sont de la SF européenne,
dans leur style graphique, leurs thèmes, leurs héros, leur contexte.
Référençant la culture SFFF européenne d’époque, les Brigades Chimériques
parviennent à faire ce que personne ne parvient à écrire/dessiner sur l’Europe
actuelle : comment nos cultures sont complémentaires, notre histoire
imbriquée, mais comment nous continuons perpétuellement à ne pas nous entendre
en dépit de l’évidence même : notre union fait notre force, nos guerres
intestines mènent tout le monde au désastre. « Les Super-Héros
Européens »…
A l’heure où tout le monde
cherche à créer des étiquettes de genres ronflants et tape-à-l’œil, je m’étonne
qu’aucun auteur n’ait encore eu l’idée de s’engouffrer dans cette brèche encore
pratiquement vierge de la SFFF. Alors puisque qu’aucune célébrité ne s’y colle,
je ne vois pas pourquoi je ne créerai pas à mon tour une appellation de toute
pièce pour l’occasion.
Ce qu’il nous faut, c’est de
l’Euro-Punk.
J’appelle solennellement les
auteurs de SFFF européens à qui le futur politique, social et culturel de
leur(s) pays fait lever des sourcils inquiets ou pleins d’espoir, de se pencher
ne serait-ce qu’un instant sur ce continent en ébullition où 500 millions de citoyens sont peut-être sur le point de faire un pas d’un
demi-siècle en arrière. Pour le meilleur ou pour le pire ? A vous de nous
en parler.
Que vive enfin l’Euro-Punk !
~.~
Deux après avoir écris ces lignes
et lancé cet appel, il est temps pour moi de revenir à l’Europunk pour un petit
complément rétrospectif. D’une part parce que suite à des recommandations je
peux ajouter un livre à cette liste, bien qu’il date des années 70 et ne soit
plus aussi pertinent qu’il le fut certainement en son temps : « Cette
chère humanité », de Philipe Curval. Le roman parle certes de l’évolution
du Marché Commun mais c’est plus généralement une critique du matérialisme et
de la vacuité du mode de vie occidental, plutôt qu’une réelle projection
réaliste ou critique du projet européen. D’autres thèmes s’y mêlent également
et si l’Europe n’est pas aussi gadget que dans « L’Ange de l’Abîme »,
le roman n’en fait qu’un thème finalement subalterne. Néanmoins si l’Europunk
devenait un véritable genre, ce roman en serait probablement l’un des papys.
D’autre part, la crise grecque s’est
entre temps durcie, nous avons l’épisode du référendum, le Brexit est débattu
au Royaume-Uni, la question des immigrés clandestins venus des zones de conflit
s’impose dans les débats de nombreux États Membres… L’aspect social et
humanitaire de la crise européenne s’est encore aggravé depuis la première
publication de cet article. Y a-t-il eu du changement dans les rayonnages
des librairies ? En fait… pas vraiment. L’Europe n’est toujours pas une
préoccupation apparente. L’espoir fondé sur les Brigades Chimériques n’a
finalement enfanté qu’un demi-succès via le retour de super-héros « de
chez nous ». Mais la dimension européenne et plus large des Brigades s’est
perdue en route, et ce qui aura inspiré les auteurs et dessinateurs fut plutôt
la réappropriation du concept de super-héros avec (entre autres) le Coq Gaulois
ou le Garde Républicain. Je me réjouis de revoir ce genre fleurir par chez
nous, mais concernant le sujet qui nous intéresse ici, c’est une petite
déception.
De mon côté je fais mon possible
pour sortir le tome 1 de Pax Europæ en septembre – oui parce qu’au bout d’un
moment ça va bien de critiquer et de dire ce que les autres devraient écrire et/ou écrire mieux, il
est temps de faire ma part du boulot. Mais mon appel tient plus que jamais :
Il faut intéresser les gens à l’Europe, il faut la rendre sexy.
Que ce soit pour en défendre l’idée
ou la combattre, que ce soit pour en rêver une meilleure unie ou chacun de
notre côté, que ce soit un pamphlet, que l’on s’intéresse à l’aspect politique
ou social, ou les deux, peu importe, je crois qu’il faut redonner aux gens des
perspectives sur l’Europe qui ne soient pas simplement des dépêches AFP arides et des
déclarations de la Troïka. Car que cela nous plaise ou non, le futur de l’Europe
en tant que concepts, en tant qu’institutions, en tant que culture et en tant
que peuples, c’est notre futur, et qu’il serait peut-être temps d’y réfléchir
sérieusement, et d’essayer d’imaginer des alternatives pour un peu moins de
gloom and doom et un peu plus d’espoir.
N’est-ce pas un peu le boulot de
la SF ?
PS : En webarchive, l'article initial conservé par cet espion infatigable d'Internet. Vous pourrez y lire mon échange avec Fabien Lyraud qui proposait quelques autres œuvres telles que F.A.U.S.T. de Serge Lehman (scénariste des Brigades Chimériques, justement), notamment. Le Tigre y proposait également deux ouvrages où l'on évoque une Europe fédérée sans qu'elle en soit spécialement le sujet : Misspent Youth et Les Guerres Wess'har.
MAJ : Guillaume Parodi a entendu l'appel et y répond ici. De même, Fabien Lyraud, préférant Eurofuturisme à Europunk, a réagi sur son blog. Je lui répond en retour ici.
PS : En webarchive, l'article initial conservé par cet espion infatigable d'Internet. Vous pourrez y lire mon échange avec Fabien Lyraud qui proposait quelques autres œuvres telles que F.A.U.S.T. de Serge Lehman (scénariste des Brigades Chimériques, justement), notamment. Le Tigre y proposait également deux ouvrages où l'on évoque une Europe fédérée sans qu'elle en soit spécialement le sujet : Misspent Youth et Les Guerres Wess'har.
MAJ : Guillaume Parodi a entendu l'appel et y répond ici. De même, Fabien Lyraud, préférant Eurofuturisme à Europunk, a réagi sur son blog. Je lui répond en retour ici.
1 commentaire:
Il me semble qu'il y a au moins un roman de Curval beaucoup plus récent sur l'Europe du futur (je vous laisse chercher), même si la construction européenne n'est peut-être pas au coeur de l'intrigue.
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