dimanche 4 mars 2012

Super Etat, de Brian Aldiss, ou les androïdes rêvent-ils de l’Union Européenne ?

EDIT : En fin d'article, je souhaiterai vous mettre à contribution, merci ! ^^

Il y a quelques années, je me suis vu offrir par un ami la traduction du roman de Brian Aldiss « Super État, l’Union Européenne dans quarante ans ». Le sujet est prometteur, d’autant qu’Aldiss a sa réputation et que la projection se veut critique sociale, plutôt que politique. Avant toute chose, je vais tenter de ne pas trop dévoiler de l’intrigue, mais fort est de constater que si je veux parler du livre, il va me falloir traiter de la majorité de l’intrigue. De toute façon, je ne félicite pas  les Éditions Métailié qui racontent déjà presque tout sur la quatrième de couverture, notamment la conclusion d’une « intrigue » qui monte en pression dans le livre et dont la conclusion, quelques pages avant la fin, se trouve dans le résumé. Un grand anti-bravo, donc. Mais le roman lui-même, qu’en est-il ?

Très difficile de répondre à cette question, tant l’ouvrage est déroutant. Bien qu’une intrigue centrale existe et se développe au fur et à mesure par petites touches pour former un tout à peu près homogène, sa rédaction sous forme de scénettes donne trop souvent l’impression de suivre une succession de sketchs ou de tableaux qui s’enfilent comme de perles sur un collier et dont on ne voit pas toujours l’intérêt (et honnêtement, certaines scènes n’en ont pas vraiment). Le lecteur est donc partagé entre l’inconsciente mais constante question « Où il veut en venir avec tout ça ? », et la satisfaction de voir la majorité des éléments s’imbriquer dans un puzzle compréhensible. Pourquoi l’effet n’est-il donc pas complètement réussi de mon point de vue ? Je suppose que cela tient à l’humour d’Aldiss qui se veut pince sans rire, noire ou cynique. Et bien que je n’ai aucun problème avec ça, bien au contraire, j’ai souvent eu la désagréable sensation de comprendre ce que je devrais trouver drôle sans parvenir à m’arracher moi-même un sourire de connivence pour marquer le coup. A mon sens, Aldiss force parfois bien trop le trait pour rester drôle, mais cela dépend de ses thématiques.

Plusieurs grands thèmes sociaux sont développés dans « Super Etat ». L’Europe, au final, est loin d’être l’un des plus importants, et donc des plus développés. En gros, l’Union Européenne est devenue un… super Etat, sans rire, dont la capitale est Bruxelles mais dont le Parlement est toujours réparti entre la capitale belge et Strasbourg. Bien que le continent soit très clairement complètement intégré, on ne parle cependant jamais de fédération, l’UE reste l’UE. Une monnaie mondiale existe, l’univ, ainsi qu’un nouveau réseau cognitif, j’y reviendrai plus tard. Cependant, Aldiss tire à boulet rouge sur l’idiocratie des élites corrompues par l’argent, le pouvoir et les médias, à grand renfort de perversions et de décadences (comme durant le mariage du fils du président où un androïde remplace la mariée, absente pour des raisons climatiques). Dans cette Europe qui s’écroule sous son propre poids, et surtout le poids de son appauvrissement intellectuel, une galerie de personnage vit sa vie. Certains préparent la guerre contre le Tébarou, petit pays musulman aux confins de la Chine, d’autres tentent de trouver des réponses sur la Vie, l’univers et le reste sans parvenir à trouver 42, permettant à l’auteur de critiquer en vrac l’absurdité des fanatismes religieux, voire des religions tout court, l’autophagie du capitalisme, le nihilisme de la xénophobie… bref, les lieux communs de la critique sociale. Alors autant, lorsqu’il dépeint les relations familiales modernes, je trouve qu’il s’y prend assez bien (familles recomposées plusieurs fois, mort imminente d’un proche ou de soi-même, bilan sur sa vie, etc.), autant lorsqu’il veut nous dire de nous aimer, que le racisme c’est mal et que la guerre ne sert à rien, j’aimerai qu’il arrête de prendre ses lecteurs pour des demeurés avec son insistance pesante et ses clichés lourdingues (le général Fairstepps c’est tout un programme). D’un autre côté, et à sa décharge, il a publié son livre en 2002, dans un climat où les US et la Grande-Bretagne s’apprêtaient à foncer tête baissée en Irak malgré les problèmes déjà rencontrés en Afghanistan (qui est, grosso modo le Tébarou). Si on place son livre en plaidoyer contre ce genre d’intervention dans ce contexte précis, je veux bien être tolérant. Mais tout de même, un peu de subtilité, que diable !

Outre blâmer la guerre et le capitalisme sans subtilité, Brian Aldiss a quand même de (très) bons moments. Il introduit par exemple les Foudéments, un groupe de hackers terroristes qui parasitent les canaux de l’Ambient – le nouveau réseau bioélectrique – pour diffuser des messages dans un ton théâtral et pompeux qui, lu aujourd’hui, ne peut qu’évoquer les Anonymous, ce qui a ajouté une saveur toute particulière à ma relecture ! Leur façon de proclamer de grandes vérités sur la corruption du monde pour créer chaos et confusion – sans jamais proposer une seule alternative concrète – est tout simplement délicieuse et vraiment, je pouvais presque voir le masque de Guy Fawkes. Extrait raccourcis (le passage est assez long) de leur première intervention :

« Foudéments : Prologue. Nous faisons nos courses dans des magasins où tout, surtout les produits bon marché, est trop cher. Au moins, nous vivons dans un monde libre… nous sommes libres de faire semblant d’être heureux. C’est la bouche qui parle ; le cerveau ne tient aucun compte de la bouche. (…) Tous les hommes se sentent isolés. Ils ne sont pas seuls dans ce cas. (…) Telle est la conclusion de notre premier message. Attendez la suite. »
"Nous croyons que la société est la cause de nos souffrances intérieures, mais ce sont nos souffrances intérieures qui ont créé nos sociétés" Message piraté des Foudéments p43. Admettez qu'a posteriori y a comme un relent.

Même la fin, on croirait le désormais célèbre « Expect us ». Bref, a posteriori, les Foudéments sont devenus, d’une bonne idée narrative, un élément véridique de notre société qui prouve que, malgré ses exagérations parfois indigestes, Aldiss a quand même bien cerné les décades à venir.

Autre idée intéressante, la technologie décrite. Il faut bien comprendre ce qui fait la différence entre « The Aachen Memorandum » ou « United States of Europe » et « Super État ». Brian Aldiss a décidé de jouer à fond la carte de la fable utopique, ce qui se sent (trop ?) dans sa narration. Le style se veut très proche d’Huxley (à qui il dédie son livre par ailleurs), les dialogues sont souvent alambiqués ou absurdes, et à aucun moment l’auteur n’essaye de nous persuader que cette conversation pourrait réellement avoir lieu. Tout est image, projection, métaphore, et donc non réaliste. Je dois dire que cela marche moins bien que dans Le Meilleur des Mondes, justement parce qu’il en fait trop dans sa volonté de se « placer dans l’héritage ». Toutefois, cette approche permet des élans de vraie SF que n’ont pas Aachen ou USE, comme la présence non-anecdotique d’androïdes qui ne cessent de se poser des questions – candides, à cause de leur programmation – sur l’espèce humaine et ses paradoxes, comme une sorte de rappel innocent au milieu de ces portraits cyniques. On notera néanmoins que l’un d’eux est un gros pourri cynique lui-même, à l’image de son maître autoproclamé « visage du capitalisme » qui produit des films de merde, qu’il sait excessivement mauvais, juste parce qu’il peut se le permettre (une grosse enflure, donc, au cas où ce ne serait pas évident). Les androïdes offrent une piste référentielle intéressante, bien qu’ils ne soient à mon sens pas assez exploités. Dommage, car un texte mêlant Union Européenne et androïdes philosophes, c’est quand même couillu !

L’Ambient m’a également beaucoup plu. Il s’agit d’un réseau bioélectrique qui connecte tout le monde en permanence par la pensée – même plus besoin de taper sur des touches ou parler ! Confort et praticité ! Connexion permanente ! Et aussi flemme de parler et de communiquer, spam permanent de publicités mentales… et de messages pirates de Foudéments, bien sûr. A l’heure où de plus en plus de gens ne quittent même plus Facebook sur leurs portables et postent sur Tweeter le menu de leur pause déjeuner, j’ai trouvé cette réflexion très piquante également, bien qu’encore fois pas assez développée en comparaison du message la-guerre-c’est-mal-l’intolérance-c’est-injuste, dont un tiers des scénettes qui lui sont consacrées sont à mon sens redondantes et dé-servent le propos par leur caricature.

A noter également que cette fameuse narration par tableau, même lorsqu’elle est décousue, n’offre aucune pause tout au long des 220 pages du livre. Pas de chapitres, seulement une succession de scènes sur plus de 200 pages ! Je dois admettre qu’autant cela peut devenir très addictif lorsque les passages sont bons, autant il m’est arrivé de trouver le récit épuisant.

Ce que je reprocherais à « Super État » ce n’est pas finalement un manque d’idées, mais une exploitation médiocre du potentiel. Si la lecture est globalement bonne et offre quelques bons moments d’humour acide et pince-sans-rire, j’ai eu trop souvent le sentiment qu’on passait à côté de bonnes choses et de traitements originaux au profit de démonstrations éculées sur le réchauffement climatique, le multiculturalisme et le racisme (absolument aucune innovation de ce côté-là, si ce n’est qu’au politiquement correct s’ajoute une touche blasée qui elle, en revanche, permet une conclusion un peu moins happy happy que d’ordinaire). L’arc sur le peintre irlandais et la valeur de l’art – et par extension de l’artiste – est une branche de l’argumentaire anti-ultra-libéral que j’aurais préféré voir développer, par exemple. D’ailleurs, cette impression a été beaucoup plus forte à la relecture que lors de ma découverte initiale du récit. Cela dit, ça reste une lecture intéressante, d’autant que ce genre de sujet est rarement traduit en français ! Et la caricature de la bobo européenne blasée qui trouve un réconfort spirituel chez un gourou indien via l’Ambient, ou encore les commentaires éclairés de passants « pris sur le vif » concernant l’actualité valent tout de même leur pesant de cacahuètes !


PS : Je ne développerai la thématique du voyage spatial vers Europe, la quatrième de couverture couvre déjà amplement le sujet (oui, je le rumine, celui-là !) Prochain roman sur une Europe du futur inscris sur ma liste : « Incompetence » de Rob Grant !

Le livre sur amazon.fr, et pour ceux qui préfèrent la version originale, le roman s'appelle "Super State, a novel of the European Union forty years hence".

EDIT : Je continue de rechercher des romans ou nouvelles sur le thème de l'Europe fédérale, des États Unis d'Europe, ou de l'Union Européenne du futur, afin de continuer à comparer ce qui se fait dans ce registre ! Après "Incompetence" je m'attaquerai à "l'Ange de l'Abîme" de Pierre Bordage, et un autre roman que je garde encore surprise car il sera probablement nul et pratiquement hors-sujet, mais que je me dois de lire. Seulement voilà, après ça, ma liste de lecture est épuisée ( ça aura fait 6 romans, dont 5 anglo-saxons, incluant une seule traduction, et un seul livre français... aïe.) Je cherche donc d'autres textes de fiction traitant de l'Europe du futur, comme évolution de l'Union actuelle ( en fédération ou pas ). Long, courts, en anglais, en français ou en allemand, peu importe ! Si vous en connaissez, faites-le moi savoir :-) Merci beaucoup !

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