samedi 12 mai 2012

Incompetence, de Rob Grant, ou le roman qui cache bien son jeu


L’arlésienne des lectures promises sur les fictions traitant de près ou de loin d’Europe fédérale, la livre qui traîne sur mon tapis Ikéa depuis décembre et dont j’ai repoussé la lecture encore et encore pour X raisons. Et voici que je me suis lancé, un peu sceptique après ma déception Bordagesque, dans une véritable lecture du roman de Rob Grant. Le début de l’histoire laissait penser que, tout comme l’Ange de l’Abîme, la fédération de l’Europe ne serait qu’un artifice assez inutile, trop peu exploité, et au final sans importance. Et, ô surprise, c’est presque le cas… sans l’être tout à fait. Et il y a même un gros twist auquel je ne m’attendais absolument pas, non pas un twist de l’intrigue, mais de l’auteur. J’ai été surpris, et dans mes lectures orientée « futur de l’Europe », ce n’est pas arrivé souvent !

Bon, avant toute chose, comme le merdique The Aachen Memorandum de Andrew Roberts ou le pas mal United States of Europe de Ken Jack, pas de traduction en français, et comme je compte utiliser un extrait, je m’excuse par avance car je ne compte pas m’aventurer dans de la traduction littéraire…

Incompetence, un nom parfaitement adapté à ce futur (trop) proche ou les lois des Etats Unis d’Europe protège les citoyens de la discrimination basée sur le sexe, l’âge, les croyances, et même l’incompétence ! Être sous-éduqué n’est plus une raison pour vous refuser un professorat. Avoir le vertige et ne pas savoir piloter n’est plus une raison pour vous refuser le droit de voler. Être en proie à des accès de violence paranoïde incontrôlable n’est plus une raison de vous empêcher de faire inspecteur de police. Dans une Europe ou même la stupidité est un droit de l’Homme protégé par-dessus tout, la médiocrité fait loi, et tout va de travers, sans que personne ne puisse protester sous peine d’empiéter sur les « droits » de ses concitoyens. Rob Grant pousse la défense du politiquement correct jusqu’au bout, et c’est tout bonnement hilarant ! On souffre, littéralement, avec le personne principal au long de ses tribulations dans cette Europe infernale, tortueuse et, au final, très proche de ce que tout un chacun a déjà eu à subir un jour ou l’autre (notamment lorsque le personnage a affaire au personnel d’une gare ou d’un aéroport…). Notre héros s’appelle Harry Salt, entre autre. Il a bien des identités, car il est enquêteur pour une certaine « agence » londonienne jamais nommée mais qui semble très familière, suivez mon regard. Il traque un tueur en série qui, à l’inverse d’une grande partie de la population qui n’a plus besoin de se fouler pour grimper les échelons, est resté d’une extrême compétence. Et quand le tueur est parfait mais que l’enquêteur doit jouer selon les règles d’une Idiocratie toute puissante… les choses se gâtent !

Sérieusement, le guichetier de gare et le train pour Vienne...
Je n’irai pas beaucoup plus loin dans la description de l’histoire que je vous recommande vivement, je me suis vraiment bien marré de bout en bout ! Seul bémol peut-être, dans le dernier tiers du livre la partie où il doit prendre un train pour Vienne qui passe par la gare mais repart aussitôt (Chevalier et Laspalès bonjour ?) auprès d'un guichetier maniaque et psychotique traîne un peu trop en longueur et aurait gagné à être plus directe pour arriver enfin au climax. Pour le reste, c’est dynamique et l’humour est agréable, parfois scato mais sans surcharge, et quand il descend à ce niveau-là, c’est toujours avec une plume fleurie offrant un contraste entre un anglais chatoyant et… la scène décrite à proprement parlé. Des moments d’anthologie comme la reconstruction des événements d’un des crimes – empoisonnement au cours d’un dîner mondain – est juste énorme. Dommage, cependant, que la grosse pique contre les Allemands – rien de personnel contrairement à Aachen – soit gâché par le fait que Rob Grant a oublié que le soleil se lève à l’Est, et donc que lorsqu’on arrive de Londres vers Paris, on a 1 heure de retard et non d’avance… Cela dit, la blague elle-même m’a quand même fait marrer ! “Most people would have had second thoughts about returning at all after their original faux pas. But then, the Lunghers are German, and therefore impervious to embarrassment” ^^

Bref, je vous recommande le livre, et si vous êtes du genre à craindre le moindre rikiki spoiler, je vous déconseille de lire le prochain paragraphe bien que ce dont je m’apprête à parler n’est pas vraiment une énorme surprise. L’intrigue policière n’est pas fabuleusement originale et on sent venir les twists à quinze kilomètres. Je doute que Rob Grant cherche vraiment à nous surprendre avec son tueur, et ce sont les saynètes du calvaire de Harry Salt qui font tout le piment du livre. Le tueur, soyons honnête, on s’en fout un peu (beaucoup). Mais alors quel est ce twist « de l’auteur » qui m’a tant surpris, si ce n’est pas dans le scénario ? Mini-spoilers suivent :

Tout au long du texte, on présente la fédération européenne comme un gros paquet de bras-cassés, des branques incompétentes qui portent des chaussures de merde faites en fibres de légumes – c’est bio et non-animal ! – et qui n’arrivent à rien, construisent des bâtiments inutiles et inutilisables, posent leurs avions sans trains d’atterrissages, etc. Les lois émises par Bruxelles sont de plus en plus compliquées « on ne peut plus traverser la route sans enfreindre 3 lois et 15 recommandations ». L’Europe Unie de Rob Grant est devenue une telle usine à gaz que « tout le monde est un criminel ». Avant toute chose, j’ai trouvé cet aspect de l’univers et de la critique très bien faite ! Sans insister comme un malade sur le côté « calibre des tomates », Grant parvient à émettre son point de vue sans avoir besoin de marteler le crâner de son lecteur comme un philosophe des cavernes (Andrew Roberts, c’est vers toi que mon regard se porte…). Tout semble donc aller de travers dans l’Europe Unie, « Unis dans la Médiocrité » pourrait être sa devise. Critique de l’UE, absolument. Mais au final, on tourne les pages encore et encore et l’auteur ne défend toujours pas « autre chose ». Et là on arrive au climax avec « le méchant ». Et OH ? SURPRISE ! L’auteur prend sensiblement parti pour le besoin de voir l’Europe unie. Et mieux encore, la conversation entre le méchant (je ne donne pas son nom pour éviter le spoiler) et Harry Salt donne un relief à tout ce qu’on a lu des E.U.E. jusqu’ici dans le roman ! Les Etats Unis d’Europe ne sont plus seulement un décor, et même si l’auteur ne s’attarde pas beaucoup sur le sujet, la conversation  en dit déjà énormément. Extrait en VO :

Harry : Have you taken a look around you here ? Seriously ? I mean, we’re hopeless. I’m wearing shoes made of melon, We imprison greengrocers for selling carrots that aren’t the right shade of orange. We churn out a hundred new laws and regulations every day, so fast we can’t keep up, and turn the entire population into unwitting criminals. We’re crap. We don’t even like each other. OK, we’re nominally united, but the Greeks hate the Turks, the Italians hate the French, the French hate the Germans, and the Germans hate everyone… We’re like a gigantic dysfunctional family on a self-destruct mission. We can’t agree on anything important. We’re wallowing in a stinking cesspool of historic national hatreds that date back centuries.

Tout est dit sur les Européens et ce qu’ils pensent d’eux-mêmes. Le manque de confiance en eux-mêmes, les vieilles rivalités, l’incapacité de passer outre de « vieilles histoires de familles » qui datent de plusieurs dizaines de générations voire siècles, l’impression de ne pas être unis autrement que « techniquement ». Et là, la réponse du « méchant » :

Méchant : Now, you are. But for how long ? Twenty years down the line, it’ll be different. Thirty, forty years on ? A century ? How long did it take to Texas to feel part of the United States ? There’s still a good bunch of Texicans who’d polish up their muskets, put on their grey Johnny Reb uniforms and happily march into Washington whistling “Dixie” if they got half a chance. One day, Europe will click. It’ll see sense. It’ll see the power in unification. It will happen. It’s inevitable.

Et voilà. Qu’y-a-il de plus à ajouter ? L’unité parfaite satisfaisant tout le monde n’existe pas – Français nous sommes bien placés pour le savoir avec nos Basques, nos Corses, nos Bretons, nos Alsaciens. Il y aura toujours des indépendantistes, des régionalistes, à n’importe quelle échelle. Mais la majorité ? Comme toute intégration, c’est une question de temps, d’évolution des mentalités et d’impératifs socio-économiques. La logique qui, depuis des millénaires, a conduit des villages à se regrouper, des régions à se fédérer, des pays à s’associer. Mais après tout, c’est la réponse du méchant, on pourrait arguer que c’est donc la doctrine du Côté Obscur ? Pourtant, lorsque le tueur évoque son regret de n’avoir pas vu le Royaume Uni rejoindre les USA comme 53ème Etat ( oui, 53ème ^^) malgré les sérieuses négociations secrètes sur le sujet, Harry répond avec sincérité :

Harry : Britain become an American State ? That was never going to happen my friend. That’s somebody crazy pipe dream. (…) You know why you’re not well liked around the globe ? Because you’re an island race. You think the world ends just east of Ellis Island. (…) You don’t engage with the rest of the world.

Et bien non, Harry défend le Royaume Uni en Europe en rejetant la mentalité d’insulaire renfermé et nationaliste (gros clin d’œil appuyé aux lecteurs du journal anglais The Sun). La grosse surprise du roman ! Le perso principal, malgré tout ce qui va de travers dans l’Europe Unie, ne part pas dans le UK Über Alles de « Aachen » et même, dans une moindre mesure, « USE ». Au final et contre toute attente, le livre ne blâme pas les Etats Unis d’Europe, mais son côté usine à gaz, et lorsqu’on réalise que le tueur s’arrange pour maintenir les E.U.E. dans l’idiocratie (en liquidant ceux qui veulent se débarrasser de la loi protégeant l’incompétence), on comprend ce que l’auteur veut nous dire sur l’Europe : On pourrait être bien plus, si on arrêtait d’être con. La métaphore idiocratique prend tout son sens dans cette discussion finale. Imaginez que les Européens arrêtent de se crêper le chignon et de se compliquer inutilement la vie quand tout les pousse à se rassembler : Un potentiel énorme. Et le fait que nous ne franchissions pas cette étape, cette « thérapie familiale » en quelque sorte, ne profite qu’aux puissances étrangères et nous maintiennent au niveau zéro. « We’re crap ».

Au final, cette approche dystopique pour nous montrer à quel point nous laissons passer bêtement cette chance est très similaire à ma propre démarche, et même si Incompetence n’est pas à proprement parlé un roman militant pour l’unité européenne, son message est définitivement à l’opposé des pamphlets eurosceptiques que le reste des ouvrages sur le sujet a à nous proposer, en particulier chez les auteurs britanniques ! Je pensais réellement avoir affaire à un roman dans la veine de mes précédentes lectures, très critiques et globalement anti-UE :

Il y aura toujours des gros titres de ce genre là (Hey ! Mais c'est le Bureau Berlin Bruxelles !)

Et bien non. Incompetence, contre toute attente, est plutôt pro-Europe. Une énorme surprise, et qui m’encourage à poursuivre mes recherches de fictions impliquant une Europe Unie, car mes dernières lectures commençaient à me déprimer un peu… qui sait combien d’autres surprises je peux encore trouver sur mon chemin ?


Bon, j’ai commencé la lecture suivante et honnêtement, je pense pas la finir. Un article bientôt pour expliquer pourquoi, mais voici un indice sur le livre en question : Il y a six fois le nom Tom Clancy sur la jaquette, mais ce n'est pas écris par Tom Clancy.

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