jeudi 26 avril 2012

L’Ange de l’Abîme de Pierre Bordage, ou votez Mouvement Athée


On va peut-être m’accuser de tirer la couverture à moi comme un narcissique compulsif, mais ma critique va probablement finir en comparatif avec Pax Europæ comme pour Aachen. Ne me jetez pas la pierre, s’il vous plaît. Je n’étais pas parti pour ça, j’imaginais un article purement centré sur le roman de Bordage, mais à la lecture, j’ai été à la fois surpris et choqué. De très bonnes choses ont été révélées, d’autres bien moins plaisantes, et d’autres, enfin, ne pouvaient que me pousser à développer un thème de Pax EU qui est LE thème de « L’Ange de l’Abîme » : La religion et son revers fanatique.

Avant toute chose un petit résumé. L’Europe est unie dans un futur assez proche, unie dans sa chrétienté retrouvée sous la régence l’Archange Michel, héros libérateur qui a arraché la mauvaise herbe islamique du jardin d’Eden européen. Il tire ouvertement les ficelles du gouvernement européen et mène le continent d’une main dans fer dans sa croisade contre la Grande Nation de l’Islam, dont il a repoussé l’invasion et qu’il retient au-delà du Front Est. Mais la guerre s’éternise et vide l’Europe de ses forces vives. Dans ses villes exsangues, les populations subissent les bombardements constants, les orphelins sont jetés à la rue et au désespoir, survivant comme ils peuvent face aux bandes de sans-abris, aux fous cannibales, et aux bons chrétiens jamais avares en délation. Dans cette Europe apocalyptique, Pibe et Stef, deux de ces orphelins, font un bout de chemin ensemble vers l’Est pour rencontrer cet énigmatique héros et boucher, l’Archange Michel, qui se terre dans sa forteresse des Carpates…

YEAH ! Une Europe apocalyptique, une vision du continent politiquement unie sous une férule religieuse, une croisade, un voyage initiatique, Pierre Bordage, que de promesses alléchantes mes bons amis ! Presque trop beau pour être vrai et… bel et bien trop beau pour être vrai. Je suis très divisé sur ce roman, qui m’a pas mal déçu. Autant « Wang » est pour moi vraiment excellent (avec certaines réflexions similaires sur la xénophobie, le déni de l’homme, l’exploitation humaine, etc.), autant là, Bordage en fait trop, il perd en nuance, il fait ce que j’espérais ne pas lire : Du manichéisme. Oh, j’entends déjà les fans du monsieur qui me crieront que c’est tout le contraire et que j’ai rien compris, mais objectivement, les théories défendues m’ont arraché des « p-pardon ? ». C’est rarement bon signe.

Avant de démarrer le gros du sujet, expédions les points forts et faibles généraux. J’ai aimé les descriptions de l’Europe ruinée et au bord du gouffre, les ruines, la corruption, les gens. Le roman fonctionne à deux vitesses, avec un axe central, Pibe et Stef, autour duquel gravite une myriade d’histoires courtes plus ou moins reliées entre elles qui pavent le chemin à l’histoire principale. Ces histoires tournant autour d’un personnage tertiaire sont très courtes (un chapitre en général) mais sont excellentes dans l’ensemble, posent parfaitement l’ambiance, creusent les détails, mettent en relief, et soulignent la petitesse des gens. Certains de ces persos n’ont même pas de nom, mais nous plongent dans le quotidien de l’Europe de l’Archange Michel. C’est un énorme plus, qui à lui seul ne me fait pas regretter ma lecture. Mais bon sang, que de défauts ! Une utilisation des acronymes à l’excès, très maladroitement expliqués. Du planplan pur et simple ! « Ils prirent le TGV, le train à grande vitesse, et se rendirent au marché de Noël de Strasbourg » (exemple fictif). Quoi ?? Le « meilleur auteur de SF Français » ne peut pas faire mieux ? Presque tous les acronymes sont platement exposés de cette façon, avec une lourdeur que leur nombre incalculable ne fait que renforcer… Autre problème : L’excès de cul. Du cul du cul du cul, Bordage ne sait plus s’arrêter et j’ai souvent eu du mal à voir l’intérêt de ces scènes/références-là, même pour une œuvre française. On tombe parfois dans la gratuité, et le cul gratuit à la HBO, non merci. Le franco-centrisme mal justifié. Tout du long, tout le monde a un rapport avec la France ou parle Français. Wunderbar ! Presqu’à la fin on nous révèle que l’Archange en a fait sa langue officielle (de quoi ? l’Europe ? de sa Légion ? Plus loin encore on nous parle d’un débat pour une langue unique en Europe… WTF, un peu de cohérence !). Mais le pire étant le pourquoi. Pourquoi un néo-fasciste des Carpates imposerait-il le Français à l’Europe, faisant crever de jalousie l’Axe Anglo-Hollando-Allemand ? Parce qu’il est francophile, comme tout bon roumain qui se respecte.
Sponsor officiel de l'Europe Unie de l'Archange Michel.

Non, je ne plaisante pas, voilà comment il explique ce Deus Ex Machina du Français partout (alors qu’en voyageant un peu en Europe, on se rend compte que, euh, il faudrait effectivement un miracle). Dans le genre, il y a un autre élément d’intrigue un peu spoiler qui, si vous souhaitez lire le livre, est préférable d’éviter (sautez au paragraphe suivant). Stef, de son doux surnom Fesse, est une jeune fille de 16 ans mystérieuse et superbe (tout le monde essaye de se la faire, littéralement tout le monde), avec des réactions et des réflexes quasi-surnaturels. En fait, arrivé à la fin du livre, il est pratiquement évident qu’elle est bel et bien un ange, un vrai. Et puis au final, non. Juste une gamine très très très très douée. QUOI ? Désolé mais non. J’ai pratiquement eu le sentiment d’entendre la pensée de Bordage au moment où il changeait d’avis sur le perso en cours de rédaction de la scène finale : « Merde, je dis que la religion c’est de la merde mais en même temps mon héroïne est une référence biblico-coranique. Je peux pas conclure comme ça… Bon, et si c’était juste une illuminée capable de retrouver les gens d’instinct où qu’ils soient, de bouger plus vite que la lumière et de pratiquement voir dans le noir – ah, et de prédire les évènements avant qu’ils n’arrivent, en plus de vraiment tout savoir sur ce qu’elle ne devrait pas pouvoir avoir la moindre idée. Ça passera sans doute mieux. » Mon avis est que non, ça ne passe pas du tout. Même le baratin mystico-philosophico spirituel ne parvient pas à expliquer la moitié des effets « surnaturels » qu’il nous laisse entrevoir.

Reprenons sans spoiler. Le roman baigne dans une quête philosophique pour se débarrasser des émotions et des sentiments, le tout avec des intros de chapitres tirés, par exemple, du Bhagavad-Gîtâ. Subtil, Pierre, je vois pas du tout où tu veux en venir. Les trois religions monothéistes sont littéralement conspuées au point que la lecture en deviendrait certainement insultante pour un croyant. Pas un seul personnage pour contrebalancer cette vision des religions n’offrant pour seul perspective que division, haine et querelle.  Des anecdotes lointaines, peut-être, pas un seul bonhomme qui incarnerait cette vision positive dans l’histoire. Tous pourris, ces fanatiques. D’un autre côté, Stef incarne cette philosophie et cette sagesse orientale détachée et sereine, et l’on a droit – à deux reprises ! – à une argumentation qui m’a arraché mon plus gros «Wie bitte ?? » : La Religion ne conduit qu’à la guerre, et si l’on veut empêcher les guerres dans le futur, il faut se débarasser des religions.

La doctrine de Mouvement Athée dans Pax Europæ.

Et contrairement aux pro-religion, cette théorie n’est pas défendue par des ploucs, des consanguins, des corrompus, des hypocrites, des pédophiles, et toute la fange européenne présentée au cours des quasi 500 pages, mais par deux roublards paisibles aux yeux remplis de sagesse. Stef ne leur répliquera que pour dire qu’en plus de la religion, il faut supprimer la politique et l’Histoire. Et là, j’ai l’impression de me faire laver le cerveau par Ravachol. Après ce gros manque de nuance, une Europe qui ressemble toujours à la France avec quelques clichés locaux, et maintenant le pamphlet anarchiste par-dessus… J’ai envie de crier le mot de Cambronne et de relire Wang pour vérifier si mon cerveau ne m’a pas trahi à ma première lecture de M. Bordage ! Alors qu’il est réputé pour décrypter l’âme humaine avec brio, son analyse de ce qui conduit l’homme à commettre ses méfaits est à mon sens naïve, au mieux, frauduleuse, plus exactement. Devenez hindouiste anarchiste et la paix régnera sur la terre ? Vraiment ? C’est ça la conclusion de la quête existentielle de Pibe et Stef ? Pfiou, tout ça pour ça… En fait, l’Ange de l’Abîme pourrait parfaitement exister dans l’univers de Pax EU et y être considéré comme le roman culte des membres de Mouvement Athée. On oublie la nature humaine, et on accuse les structures. On oublie la maladie et on dénonce les symptômes.

Les Croisades (XXIème siècle) (Il paraît)
Et c’est tellement dommage ! Le contexte tellement bien décris et l’opposition Europe Chrétienne VS Grande Nation de l’Islam aurait pu être tellement mieux traitée… Cette extrapolation post-11 Septembre prend le partie de nous montrer notre Union se vautrant dans ses « racines chrétiennes » et son passé nauséabond, ne nous épargnant pas les camps pour « ousamas » et les fours crématoires (la description du camp d’extermination pour musulmans est excellente). Cependant il manque longtemps l’élément qui parvient à crédibiliser ce retour subit et violent. Et c’est vers la toute fin du livre que le twist survient et explique tout. Un peu trop bien, un peu trop souvent. Bordage semble désespéré à l’idée qu’on ne comprenne pas son background et nous l’assène à grand coup de répétitions de longues infos déjà données auparavant. Quand la fameuse « faillite des OGM » du quatrième de couverture, censée avoir ruiné l’Europe, est expédiée en deux phrases, le twist/grand plan est répété à l’envie dans les dernières dizaines de pages avec une lourdeur soudaine – jusque-là l’intrigue filait plutôt bien. Mais parlons-en, de ce twist, dans un paragraphe spoiler que vous pouvez sauter si vous le désirez.

Qui a permis à l’Archange de former ses légions en Europe de l’Est ? Qui lui a permis de prendre le contrôle de l’Europe ? Qui a permis à la Grande Nation de l’Islam de se former ? Qui a dirigé sa colère sur le Grand Satan Européen ? Qui tire les ficelles de tout le monde pour affaiblir tout le monde et se pointer en sauveur ? USA, of course. Oui, les grand méchants, ce sont les Américains qui nous montent les uns contre les autres et, cela va sans dire, manipulent l’Archange et donc le gouvernement européen. Si j’ai apprécié le développement sur le Chaos Fécond qui permet aux US de se maintenir au sommet de la chaîne alimentaire, le coup des Chinois du FBI, c’était un peu de trop (je précise à tout hasard que c’est une formule de style, hein, il n’y a pas littéralement des Chinois du FBI). Mêlant kabbale, complots et théories philosophico-orientales, Pierre Bordage nous amène dans les méandres douteux du conspirationnisme : Les ricains sont partout, savent tout, voient tout, font et défont tout. Heureusement il nous dispense gracieusement des Annunakis, merci beaucoup.

Bref, grosse déception au niveau du contenu, du message, même si la forme reste très bonne, le style agréable quand le cul n’est pas gratuit. Je regretterai que le voyage vers l’Est ne constitue finalement que si peu de pages (plus de deux tiers du roman se passent en France… pour se rendre en Moldavie…), mais la quête, elle, est fort bien rendu – qu’on adhère avec le concept ou pas, il faut lui laisser ça ! Des livres à lire sur ma liste des fictions décrivant une future Europe unie, c’était ma plus grosse attente, j’avais peut-être trop attendu de ce roman-là parce que Bordage, parce que Wang.

Je suis Ravachol, et j'approuve ce roman !
Avant de conclure, petit résumé des éléments d’une Europe unie, comparé à Pax EU :

Les anciens pays sont également appelés « régions », mais pas comme dans Aachen ou Pax EU, « Région Française », mais bel et bien « France ». Le mot région étant seulement utilisé dans certaines phrases pour remplacer « pays ». La monnaie unique reste l’Euro, la langue dominante est le Français mais on évoque l’instauration d’une langue commune (aucun développement sur sa forme, sa structure, ses « origines » etc. Rien ne semble confirmer ou infirmer une langue semblable à mon Européos, en fait Bordage s’en fout complètement ce n’est pas son propos), il y a un gouvernement à Bruxelles, et le parlement existe toujours (on reste dans un modèle semblable à l’UE). L’armée européenne n’est pas une armée d’Etat comme l’Eurocorps chez moi, c’est la Légion de l’Archange, en gros une titanesque milice privée, uniformes fascistes noirs comme il se doit. Quand à la guerre, elle est complètement calquée sur la guerre de 14, mais ça, au moins, c’est justifié par l'intrigue.

En fait, faut-il le préciser, l’Europe Unie n’est en fait pas un si grand élément que ça. Les enjeux sociaux et politiques de la construction européenne sont ici absents, car les thèmes sont l’affrontement religieux, l’extrémisme, le retour à une chrétienté bigote en réponse à l’Islamisme, et la manipulation des masses par la foi. Le reste n’est que décorum. D’ailleurs, comme je le relevais plus haut, même dans les Balkans je n’ai pas l’impression d’être sorti de France. L’Ange de l’Abîme ne cherche pas à parler d’Europe, il parle de chrétiens, ou pour être plus précis, de catholiques. Son modèle jure totalement avec ce que donnerait une Europe Protestante, par exemple, mais là encore la subtilité et les nuances n’ont pas leur place. Même la montée de l’extrême droite est mal exploitée ici, puisqu’elle repose sur un soutien étranger qui souffle sur les braises, alors que dans ce domaine, le danger qui nous guette en Europe vient bel et bien de l’intérieur. Si les réflexions sur les religions sont profondes, le reste est définitivement superficiel.

Ah, et contrairement à Wang, les geeks libertaires n’ont plus le beau rôle, mais ils sont toujours laids ! (Sales et puants, malingres avec des yeux de lémuriens. Qu’on se le dise !)



PS : Si un fan de Pierre Bordage traîne par ici et souhaite m'expliquer ce que j'ai peut-être mal compris, je suis prêt à en débattre.

2 commentaires:

Nico a dit…

Ah ben tu viens de me convaincre de ne jamais lire ce bouquin !
Critique mal maîtrisée de la religion et cul à tout-va, tout pour me plaire dites donc !

Florent Lenhardt a dit…

Oui, j'étais sûr que tu serais le premier à honnir le livre :p Je dois dire que je ne suis plus du tout tenté de me lancer dans les deux autres romans de cette "trilogie" thématique. J'ai très peur de ce que je pourrais trouver dans les "Chemins de Damas"...