mardi 3 janvier 2012

"Les Etats Unis d'Europe ont commencé"

Ayant remarqué que plusieurs personnes étaient arrivées sur ce blog en recherchant un discours bien spécifique de Jean Monnet, référencé dans un précédent article sur le même sujet, et comme j'avais promis de mettre ce discours en ligne (ou du moins la partie sur laquelle j'avais réussi à mettre la main), j'inaugure donc 2012 avec "Les Etats Unis d'Europe ont commencé" de Jean Monnet ! Je ne réitérerai pas mes commentaires sur la vision de Monnet après cet article sur son discours "Une Europe fédérée" et celui sur Spinneli, cet article est plutôt une source pour mes visiteurs curieux...

Mon prochain article source sera un discours de Gorbatchev devant le Parlement Européen afin que nous nous penchions sur son concept de Maison Européenne, une autre vision du fédéralisme européen.

« Les Etats-Unis d’Europe ont commencé »
Jean Monnet

[…]

« Des institutions communes… »


Ce que nous sommes en train de faire, et ce sera là la mesure de notre réussite, c'est d'éprouver si une autorité librement créée par six nations séparées pendant de longs siècles par leurs souverainetés nationales peut prendre ses décisions dans l'intérêt de ces six nations et les voir exécuter par les entreprises et les nations.


C'est la première fois depuis des siècles, que l'Europe est en train de faire cela.


La Communauté du Charbon et de l'Acier a fait l'objet d'une proposition du Gouvernement français en 1950 en tant que – pour emprunter ses propres termes – premiers pas vers une fédération européenne. Son ultime objet est de contribuer essentiellement à la création des Etats-Unis d'Europe. Son objet immédiat est, en ce qui nous concerne, de créer un marché commun et libre du charbon et de l'acier entre ces six nations. Le charbon et l'acier ont été choisis à cet effet parce qu'ils constituent à nos yeux les éléments de base de l'économie moderne.


La méthode choisie consiste à déléguer à des institutions communes les pouvoirs souverains de chacune de ces six nations. A cet effet, un Traité a été négocié entre les six nations, signé par leurs Gouvernements et soumis à la ratification des six parlements.


C'est ici qu'on touche du doigt le principe fondamental de la création de l'Europe, – le transfert, effectué en toute liberté, de pouvoirs souverains par des nations qui n'ont subsisté jusqu'ici que sur la base de leur souveraineté nationale et qui délèguent maintenant une partie de cette souveraineté à des institutions communes qui l'exerceront en leur nom.

Je tiens à souligner particulièrement ce point parce que la forme de cette révolution démocratique et pacifique que l'Europe subit actuellement aboutira, nous en sommes persuadés, à la création des Etats-Unis d'Europe.

Les pouvoirs souverains qui ont été délégués à des institutions communes sont exercés par un jeu d'organismes qui sont les premiers organismes fédéraux de l'Europe. Il existe un système de contrôle et d'équilibre qui assure un contrôle démocratique de toutes les décisions.


L'organe exécutif est la Haute Autorité ; le parlement est constitué par l'Assemblée élue par les six parlements nationaux ; il y a la Cour de Justice à qui peuvent s'adresser tous Gouvernements ou tous intéressés lorsqu'ils estiment que la Haute Autorité a outrepassé ses pouvoirs.


La Haute Autorité est assistée d'un Comité Consultatif qui comprend en nombre égal des producteurs, des utilisateurs et des travailleurs. En vue d'harmoniser la politique suivie par cette Communauté du Charbon et de l'Acier avec les politiques nationales appliquées à d'autres secteurs économiques, il existe le Conseil de Ministres des six nations.


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Dans la description du fonctionnement de ces institutions je voudrais mettre en relief un point que nous considérons comme essentiel, à savoir que toute décision de la Haute Autorité doit, avant qu'elle soit prise, faire l'objet d'une discussion avec le Comité Consultatif et, fréquemment, avec le Conseil de Ministres, mais la décision est du ressort de la Haute Autorité.


La responsabilité des décisions appartient donc, ainsi qu'il se doit, à l'exécutif et ces consultations constituent la plupart du temps notre explication publique. D'autre part, la Haute Autorité est responsable devant l'Assemblée. L'Assemblée tient un débat sur l'action de la Haute Autorité et si elle ne l'approuve pas, l'Assemblée peut obliger la Haute Autorité à se démettre. C'est ainsi qu'avec la Communauté du Charbon et de l'Acier nous nous trouvons devant les premiers organes fédéraux de l'Europe, devant le principe fondamental du transfert de souveraineté. Nous espérons en persévérant dans cette voie que l'Europe fusionnera finalement en investissant des institutions communes des éléments essentiels de la souveraineté des Etats, de ces mêmes Etats qui ont été séparés et opposés en Europe pendant si longtemps et avec des conséquences si catastrophiques.


Le principe d'une règle commune, d'une loi commune et d'institutions communes s'appliquera sans discrimination. Nous avons un début de premier marché libre sans droits de douane et sans discrimination aucune en ce qui concerne deux principales marchandises et, après son extension, ce marché deviendra un marché commun européen pour 150 millions de consommateurs tel que celui que vous avez aux Etats-Unis.

(1)


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Pour la première fois, les relations traditionnelles entre les Etats sont transformées. Selon les méthodes du passé, même lorsque les Etats européens sont convaincus de la nécessité d'une action commune, même lorsqu'ils mettent sur pied une organisation internationale, ils réservent leur pleine souveraineté. Aussi l'organisation internationale ne peut ni décider, ni exécuter, mais seulement adresser des recommandations aux Etats. Ces méthodes sont incapables d'éliminer nos antagonismes nationaux qui s'accusent inévitablement tant que les souverainetés nationales elles-mêmes ne sont pas surmontées.


Aujourd'hui au contraire, six Parlements ont décidé, après mûre délibération et à des majorités massives, de créer la première Communauté Européenne qui fusionne une partie des souverainetés nationales et les soumet à l'intérêt commun.


Dans les limites de la compétence qui lui est conférée par le Traité, la Haute Autorité a reçu des six Etats le mandat de prendre en toute indépendance des décisions qui deviennent immédiatement exécutoires dans l'ensemble de leur territoire. Elle est en relations directes avec toutes les entreprises. Elle obtient des ressources financières, non de contributions des Etats, mais de prélèvements directement établis sur les productions dont elle a la charge.


Elle est responsable, non devant les Etats, mais devant une Assemblée européenne. L'Assemblée a été élue par les Parlements nationaux ; il est déjà prévu qu'elle pourra être élue directement par les peuples. Les membres de l'Assemblée ne sont liés par aucun mandat national ; ils votent librement et par tête et non par nation. Chacun d'eux ne représente pas son pays, mais la Communauté entière. L'Assemblée contrôle notre action. Elle a le pouvoir de nous retirer sa confiance. Elle est la première Assemblée européenne dotée de pouvoirs souverains.


Les actes de la Haute Autorité sont susceptibles de recours en justice. Ce n'est pas devant les tribunaux nationaux que de tels recours seront portés, mais devant un tribunal européen, la Cour de justice.


Toutes ces institutions pourront être modifiées et améliorées à l'expérience. Ce qui ne sera pas remis en question, c'est qu'elles sont des institutions supranationales et, disons le mot, fédérales. Ce sont des institutions qui, dans la limite de leur compétence, sont souveraines, c'est-à-dire dotées du droit de décider et d'exécuter.


Le charbon et l'acier ne sont toutefois qu'une partie de la vie économique. C'est pourquoi une liaison constante doit être assurée entre la Haute Autorité et les Gouvernements qui demeurent responsables de la politique économique d'ensemble de leurs Etats. Le Conseil de Ministres a été créé, non pour exercer un contrôle ou une tutelle, mais pour établir cette liaison et assurer l'harmonie entre la politique de la Haute Autorité et celle des Etats membres.

(2)


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C'est pourquoi il y a une différence fondamentale entre le Conseil de Ministres de la communauté et les organisations internationales auxquelles nous étions jusqu'ici habitués. Sauf dans des cas exceptionnels, la règle de l’unanimité a été abandonnée pour ses délibérations. Il s’agit en effet pour le Conseil de dégager une vue commune, non de chercher un compromis entre les intérêts particuliers. Dans les cas prévus par le Traité où votre accord est nécessaire pour les décisions que la Haute Autorité doit prendre, vous vous trouverez associés de ce fait à l’exercice de cette souveraineté nouvelle qui caractérise notre Communauté.

(3)

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En procédant à l’installation de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, nous accomplissons un acte solennel. Nous prenons possession de la charge qui nous a été confiée par nos six pays.


Chacun de nous a été désigné, non par l’un ou l’autre de nos Gouvernements, mais d’un commun accord des six Gouvernements. Ainsi, nous sommes tous ensemble les mandataires communs de nos six pays : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et chacun comprendra, j'en suis sûr, que je souligne en particulier ce grand signe d'espoir : nous nous retrouvons ici, Français et Allemands, membres d'une même communauté ; des intérêts vitaux de l'Allemagne et de la France relèvent d'une Autorité qui n'est ni allemande ni française, mais européenne.

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« Une Communauté ouverte… »


« Pas de petite Europe... »


Depuis la première réunion de notre Assemblée à Strasbourg, nous avons marqué une double préoccupation : établir des liens intimes entre nos institutions tout en ne les confondant pas. En effet, nos institutions sont de nature différente : le Conseil de l'Europe est fondé sur la notion de souveraineté nationale, la Communauté du Charbon et de l'Acier, au contraire, est fondée sur la notion nouvelle de fusion des souverainetés. La Communauté est une entité nouvelle et souveraine. La Haute Autorité est l'exécutif de cette Communauté. L'Assemblée de cette Communauté du Charbon et de l'Acier est souveraine, au même titre que les parlements nationaux dans un domaine plus large. Notre Communauté ne se développera bien que si toutes les mesures qu'elle prend sont rendues publiques, expliquées publiquement, non seulement aux peuples de notre Communauté, mais aux peuples qui n'en font pas partie. C'est particulièrement le cas des pays membres du Conseil de l'Europe.


Je tiens à dire que notre Communauté n'est ni une petite Europe, ni une Communauté restreinte. Ses limites n'en sont pas fixées par nous. Elles sont fixées par les pays mêmes qui, pour le moment, ne s'y joignent pas. Il ne tient qu'à eux que nos limites en soient étendues et que les barrières qui séparent nos pays d'Europe, et dont l'ambition de la Communauté du Charbon et de l'Acier est de commencer l'élimination, soient progressivement, et d'une manière plus large encore, abolies.

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 « Il ne dépend que d’autres de se joindre à nous... »


L'établissement de notre Communauté ne transforme pas seulement les relations entre nos six pays, mais déjà celles d'autres pays avec l'Europe.


Au lendemain même de l'entrée en fonctions de la Haute Autorité, et au moment où le Gouvernement britannique réaffirmait sa volonté d'association, le Secrétaire d'Etat déclarait, de Washington : « L'intention des Etats-Unis est d'apporter à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier le soutien vigoureux que justifie son importance pour l'unification politique et économique de l'Europe. Etant donné l'entrée en vigueur du Traité, les Etats-Unis traiteront dorénavant avec la Communauté les questions concernant le charbon et l'acier. »


Nous étions certains du soutien des Etats-Unis ; mais leur décision de s'associer avec la Communauté constitue un développement nouveau de leur politique dont nous mesurons toute la portée.

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C'est la première fois dans d'histoire qu'une grande puissance (7), au lieu de fonder sa politique sur le maintien des divisions, apporte d'une manière continue un soutien résolu à la création d'une grande Communauté fondée sur l'union de peuples jusque-là séparés.

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Notre Communauté n'est pas fermée sur elle-même : déjà, nous avons accueilli avec satisfaction les délégations des pays qui sont venues rejoindre, à Luxembourg, celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Mais au delà de ces relations, nous souhaitons ardemment voir d'autres nations européennes devenir comme nous-mêmes membres de cette Communauté, en acceptant les mêmes règles et les mêmes institutions. Nous ne saurons jamais trop redire que les six pays qui forment la Communauté sont les pionniers d'une Europe plus large, dont les limites ne sont fixées que par ceux qui ne s'y sont pas encore joints.


Notre Communauté n'est pas une association de producteurs de charbon ou d'acier : elle est le commencement de l'Europe.


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Il ne dépend que d'autres d'accepter ce même principe révolutionnaire (9) et de transférer à des autorités communes une partie de leur souveraineté de façon que, dans cette Europe qui a été divisée pendant tant de siècles et que les conflits des cinquante dernières années ont amenée au bord du désastre, les parlements consentent enfin à remettre à des autorités communes, qui fassent de ces peuples d'Europe un même peuple, le pouvoir d'appliquer les mêmes règles, de façon que ce continent, qui a des ressources suffisantes et qui a probablement des capacités en hommes, en intelligence et en invention égales et peut-être supérieures à celles qui sont réunies dans n'importe quelle autre partie du monde, puisse enfin les utiliser pour sa prospérité et son bonheur au lieu de les employer comme il l'a fait si longtemps pour sa destruction.


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Nous souhaitons que les pays qui ne font pas partie de notre Communauté mais dont les membres siègent au Conseil de l'Europe nous posent des questions. Nous sommes disposés à y répondre et nous désirons sincèrement pouvoir continuer à fournir des explications, car le développement de l'Europe ne peut résulter que d'une compréhension commune.


C'est un point sur lequel je veux insister : l'intérêt de chacun est bien servi par l'intérêt de tous, et la création d'un marché européen n'implique de sacrifices pour personne. Au contraire, il offre des possibilités nouvelles. Des acheteurs nombreux permettent des productions massives et des spécialisations. Ces éléments permettront à l'Europe d'augmenter sa productivité, ce qui, en permettant des prix de revient réduits, entraînera une amélioration du niveau de vie de l'ensemble de la population.


C'est une réalité extrêmement simple que l'on ne voyait pas auparavant et que l'on commence à entrevoir maintenant. C'est l'Europe, c'est le marché européen. Nous en faisons l'expérience chaque jour.


Les oppositions ont été multiples dans tous les pays au moment de la ratification du plan Schuman, dans le mien particulièrement. Aujourd'hui, les mêmes opposants, qu'ils soient de mon pays ou d'autres, se rendent compte des réalités. Ils voient quelque chose qu'ils n'avaient pas encore vu. Avant, ils ne considéraient que leur marché limité, fermé, protégé, pour la protection duquel ils avaient obtenu subsides et droits de douane. Ils avaient peur du moindre changement. Ils ne comprenaient pas les possibilités d'un marché de 150 millions de consommateurs.


Au cours de nos discussions à venir avec le Conseil de l'Europe, nous croyons que, finalement, les autres pays verront graduellement ce que nous avons vu nous-mêmes. Quand ils le verront, ils voudront se joindre à nous et ainsi, petit à petit, se réalisera l'extension du marché économique que vous souhaitez, et l'Europe elle-même s'élaborera par l'exemple, par l'action et par la réussite.


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En ce qui concerne l'U.R.S.S., la question essentielle pour nous est de savoir si nous avons confiance en nous-mêmes.


En ce qui concerne les Etats-Unis, il faut et il suffit que l'on agisse.


En ce qui concerne l'Angleterre, il faut que nous réussissions dans notre entreprise. C'est tout.


Au cours d'un récent voyage aux Etats-Unis, un journaliste m'a demandé : « Cette Europe que vous êtes en train de faire, elle résulte de la pression soviétique ? » J'ai dit : Non. L'Europe que nous sommes en train de faire n'est pas le fruit de la crainte. Elle est le résultat de la confiance que nous avons en nous-mêmes et de la certitude que si, enfin, les Européens comprennent ce qu'il y a chez nous de qualités communes et de capacité, nous établirons un monde occidental qui apportera à la civilisation tout entière, à la paix, à l'Amérique, à la Russie, une sécurité qui ne pourrait pas être obtenue d'une autre manière.

(10)


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La Haute Autorité et l'Assemblée Commune espèrent que notre Communauté, dont six pays ont assumé les premiers risques et jeté les premières bases, s'élargira. Nous pensons aux pays qui ont la liberté de prendre part à notre entreprise. Nous pensons aussi à ceux des Européens qui n'ont pas aujourd'hui cette liberté et qui ont, dès à présent, leur place parmi nous.

(11)


NOTES :

(1) 11 novembre 1953. – Exposé devant la Commission Randall (commission américaine chargée d’étudier les questions commerciales sur le continent européen). Paris.

(2) 10 août 1952. – Séance d’Installation de la Haute Autorité. Luxembourg.

(3) 8 septembre 1952. – Première réunion du Conseil de Ministres de la Communauté (réponse au discours du Chancelier Adenauer qui présidait la séance). Luxembourg.

(4) 10 août 1952. – Séance d’Installation de la Haute Autorité. Luxembourg.

(5) 28 mars 1953. – Commission des Affaires Economiques de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe. Strasbourg.

(6) 11 septembre 1952. – Première session de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(7) Les Etats-Unis d’Amérique.

(8) 19 juin 1953. – Deuxième session ordinaire de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(9) Celui du transfert, librement consenti et voté par les parlements, de parties de souveraineté à une autorité commune.

(10) 15 juin 1953. – Deuxième session ordinaire de l’Assemblée Commune. Strasbourg.

(11) 20 mai 1954. – Deuxième réunion jointe des membres de l’Assemblée Commune de la Communauté et de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe. Strasbourg.


Illustration : Robert Schuman et Jean Monnet

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