Alors que le Groupe Spinelli tente une nouvelle fois de motiver le Parlement Européen à prendre son courage à deux mains, je me suis dit qu'il était bon, après avoir cité Monnet, de se tourner vers Altiero Spinelli pour entendre une autre voix fédéraliste, et sans mauvais jeu de mot, une autre voie. Pour replacer très succinctement les choses dans leur contexte - d'autres sources fourniront de bien plus amples détails qui ne sont pas mon propos dans ce billet - le début des années 80 a connu un certain redémarrage du projet européen après une profonde période de doute et de stagnation. Ce redémarrage salutaire - ou pas selon les opinions de chacun - est dû à plusieurs initiatives qui, se cumulant, ont conduit de fil en aiguille à la signature de Maastricht et la création de l'Union Européenne telle que nous la connaissons. Maastricht, considéré par les eurosceptiques comme le "Traité de trop", est en réalité le fruit d'un travail admirable de Spinelli... bâclé, lorgné, réécris et expurgé par soucis de compromis. Le projet de Spinelli était certes bien plus fédéral que la version Maastricht, mais elle avait l'audace de tenter une nouvelle orientation, moins économique, plus concrète pour les citoyens européens. Quand la méthode Monnet se base sur la création volontaire d'un contexte de bien-être (qui passe par une stabilité économique) pour convaincre les citoyens du bien fondé d'une Europe unie, et donc les encourager à choisir l'union politique "en connaissance de cause", ce qui est fort noble au demeurant, Spinelli voyait les choses autrement. Altiero S. a découvert le fédéralisme européen en captivité pendant la guerre ( ironie du sort, par la littérature fédéraliste britannique ), et sa conception de la conviction européenne est très différente : Selon lui, ce sont les crises, et non la stabilité, qui doivent créer une solidarité européenne. Cela implique de rebondir sur les problèmes de la communauté européenne pour galvaniser les ambitions et unir les Européens dans l'adversité ( Les visiteurs de ce blog saisissent certainement l'impact de cette philosophie sur mon univers, en particulier dans "Europae"). Aussi, dans ce début des années 80, Spinelli entend-il souder le Parlement Européen dans lequel il officie autour d'un projet de traité qui, appelons un chat un chat, serait une proto-fédération fondée sur le pouvoir du Parlement au dépend du Conseil (Là encore, "Europae"...). Il est pourtant cours-circuité de peu par un projet concurrent émanent de membres du Conseil des Ministres, la fameuse "Initiative Genscher/Colombo" qui deviendra le "Plan d'Acte Européen". Spinelli sait que la division des fédéralistes, principalement divergents sur la méthode qui doit unir l'Europe, risque de saborder tous ses efforts et torpiller cette opportunité après des années de marasmes, aussi n'est-il pas peu dire que lorsqu'il s'exprime devant le Parlement Europén le 19 novembre 1981, il a passablement les nerfs. Pourtant, malgré les enjeux, il prouve qu'il est un Grand Homme par cette mémorable leçon d'européisme :
Madame le Président, je vais employer encore une fois une langue véhiculaire.
Si j'étais croyant, je commencerais par les mots «Gott helf mir ! - que Dieu m'aide !» Car d'une telle sorte d'aide mystérieuse j'ai besoin pour ce que je vais essayer de dire au cours de ces misérables cinq minutes que le Règlement m'attribue. Je vais essayer, Monsieur Genscher et Monsieur Colombo, de vous convier à vous placer au-dessus de vous-mêmes, à la hauteur de la tâche que vous vous êtes assignée.
Nous vous sommes reconnaissants avant tout, Messieurs les ministres allemand et italien, pour votre initiative car en proposant cet acte européen, vous avez brisé un tabou qui pesait depuis trop longtemps sur toute la construction européenne: le tabou qui interdisait de regarder au-delà des tâches économiques propres à la Communauté. Vous avez eu le mérite de dire que le moment est venu de commencer à agir pour créer progressivement l'Union européenne, c'est-à-dire une union politique qui soit engagée pour approfondir, bien sûr, les politiques économiques communes, mais aussi pour promouvoir une politique extérieure commune et une politique commune de la sécurité, donc pour entreprendre en commun des initiatives d'ordre diplomatique et stratégique aptes à promouvoir activement la construction de la paix.
Merci donc d'obliger nos gouvernements, notre Communauté, nos peuples à considérer que ces politiques communes nouvelles ont besoin d'instruments communs de décision et d'action. Toutefois, Messieurs les ministres, que vous avez été, dans cette initiative, des hommes de peu de foi, des hommes de peu d'imagination ! Je n'ai pas oublié, Monsieur Genscher, qu'il y a six ou sept ans, vous avez convaincu votre parti à s'engager pour une Assemblée constituante européenne. Mais vous l'avez peut-être oublié. Plus récemment, le 26 novembre 1980, quand vous avez commencé à parler de cette relance de l'Union politique européenne, vous avez prononcé au Bundestag les mots suivants: «Je n'ai pas l'impression que les impulsions à s'occuper d'un projet de constitution pour l'Europe puissent venir des gouvernements nationaux. Elles peuvent venir seulement du Parlement européen directement élu». Lorsque vous avez prononcé ces mots, vous saviez que l'initiative du «club du Crocodile» était en marche dans ce Parlement. Et je veux bien reconnaître que le Parlement est coupable d'avoir été trop lent à assumer cette tâche... Mais il l'a enfin assumée, et sous peu il va se mettre au travail. Mais vous, Monsieur Genscher, vous n'avez pas eu la patience. Vous avez vite fait de perdre votre foi dans le Parlement. Vous avez vite fait de confier à vos diplomates la tâche de rédiger cet acte. Et vous avez reçu d'eux ce que vous-même vous aviez prévu : ils vous ont, en effet, offert et fait avaler une nième variante de collaboration intergouvernementale.
(Applaudissements sur certains bancs)
Vous connaissez le proverbe qui dit que « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a ». Vos diplomaties ne le peuvent pas davantage. Je reconnais que, dans l'immédiat, vous n'avez à votre disposition que cette coopération intergouvernementale et que c'est avec elle que vous devez agir pour affronter les problèmes internationaux les plus brûlants. Mais nous vous demandons d'être bien conscients de ce qu'il y a de provisoire, d'aléatoire et de fragile dans cette méthode. Ne venez pas nous dire que, dans cinq ans - vous aviez dit, au commencement, trois ans, mais ils sont devenus déjà cinq ans - le Conseil, à la lumière de l'expérience proposera si nécessaire un traité pour consolider l'union... Dites plutôt qu'il n'y a pas d'expérience à faire, que pour ceux qui veulent entendre, tout est bien connu dans cette matière, mais que vous ferez votre possible pour maintenir cette coopération incertaine et fragile, pour donner au Parlement les deux ans, deux ans et demi nécessaires pour préparer le projet de loi fondamentale de l'Union européenne et le soumettre à la ratification des États membres. Dans ce cas, le Parlement européen, au nom du peuple européen qui l'a élu, applaudirait sans réserve à votre initiative, se sentirait encouragé à accélérer son travail constituant pour venir le plus tôt possible à votre aide dans votre tranchée qui est, à la longue, intenable. Et vous auriez bien mérité de l'Europe.
Je voudrais aussi dire à M. Colombo - qui est absent - qui se considère l'héritier de l'esprit européen de de Gasperi, que je lui demanderai, à lui aussi, de savoir faire preuve de la ténacité que de Gasperi a eue pour faire des propositions analogues à ses collègues.
Mais, Monsieur le ministre, c'est de ce Parlement, qui est la seule institution ayant le droit de parler et de proposer au nom du peuple européen qui l'a élu, que vous devez attendre l'avenir de l'Europe, et non pas de vos propositions interministérielles !
J'ai dit, en outre, que vous avez manqué d'imagination. Vous avez en effet compris que, provisoirement, et dans les plus brefs délais, nos gouvernements doivent coopérer pour avoir un minimum de politiques communes, ici et là, mais enfin, disons-le clairement, surtout une politique commune en matière de sécurité. Et vous avez compris que vous ne pouvez pas vous borner à en proclamer la nécessité mais que vous devez le faire avec un minimum d'efficacité. Or, dans votre acte, vous allez chercher l'efficacité dans une multiplication de conseils, de comités, de sous-comités, dans un secrétariat saugrenu à structures et sièges variables, c'est-à-dire dans une multiplication de corps et de corpuscules, tous de la même qualité intergouvernementale. Et puis, quand tout aura été trituré et digéré par ces comités et conseils, chaque État, selon vous, ferait son compte de l'acquis politique.
Messieurs les ministres, n'avez-vous jamais entendu dire que, pendant la première et la deuxième guerre mondiale, les alliés - se trouvant dans une situation d'urgence qui les obligeait à avoir une politique militaire commune sur les fronts de guerre, une politique commune de ravitaillement, un contrôle commun de leurs monnaies - ont décidé, par des actes analogues aux vôtres, sans formalités juridiques, sans engagement institutionnel, sans préjugés pour l'avenir, de nommer un Foch, un Eisenhower, un Monnet pour être leurs plénipotentiaires en la matière. C'est ce que vous devriez proposer pour faire avancer vos initiatives dans la situation actuelle, provisoirement, sous la forme de collaboration entre les gouvernements.
(Applaudissements)
"
Voilà donc la réponse de Spinelli qui ne se prive pas de remettre Genscher et Colombo à leur place tout en citant de Gasperi - qui comme Gaspard pour les Rois Mages est le Père Fondateur de l'Europe dont tout le monde oublie le nom - sans oublier le clin d'oeil - presque cynique - à Jean Monnet. Car dans le premier puis le dernier passage que j'ai accentué, c'est non seulement le Plan d'Acte mais toute la Méthode Monnet que Spinelli bombarde à boulet rouge. Ce court discours permet, à mon sens, de bien saisir le point de vue d'Altiero Spinelli sur sa vision du fédéralisme européen, une vision qui marque profondément mon univers bien que, paradoxalement, je n'aie jamais vraiment ouvertement appuyé l'héritage de Spinelli - et je compte bien remédier à cela dans ma relecture de "Europae" qui devrait, bientôt je l'espère, trouver son chemin vers les piles de lectures de maisons d'éditions dans de nouvelles souscriptions....
Mais je voudrais conclure cet article sur une autre citation de Spinelli, qui résume tout en quelques mots :
"Jean Monnet a le grand mérite d'avoir construit l'Europe, et la grande responsabilité de l'avoir mal construite."
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